« Je ne suis plus le même, je suis meurtri, il me manque un bout de cœur, un bout de poumon et un bras. » Il aura fallu aborder de manière très brève ce deuil qui a touché en 2022 Yannick Alléno et qui devenait l’exergue tragiquement inattendue de La Traversée, le récent documentaire qui lui était consacré. Après la mort de son fils Antoine, le chef « monstre de travail », avec ses 17 restaurants et ses 15 étoiles, montrait une autre image publique, celle d’un père profondément ébranlé. Son entourage, ainsi que le monde de la gastronomie furent pour lui un havre, le socle de sa tentative de reconstruction. Au cœur des cuisines du Pavillon Ledoyen, Paris 8e, c’est un homme passionné mais toujours réfléchi, mordant parfois même, qui apparaît. Peu avant le coup du feu, il offre de son temps et de son énergie pour un échange franc mais toujours courtois.
En vous attendant au cœur du Pavillon Ledoyen, j’ai assisté au ballet des serveurs et des serveuses, à l’activité des cuisiniers, aux traversées à pas de charge dans les couloirs exigus des coulisses... Cela fait penser à un théâtre, à un plateau de cinéma. N’avez-vous jamais la crainte qu’un grain de sable ne vienne enrayer tout ça ?
Non. Vous savez, on ne sauve pas des vies. Il faut relativiser, je crois. La cuisine doit rester du plaisir, du partage. En vérité, je n’ai pas d’angoisse particulière. Je ne suis pas en train de remplacer un cœur ou un rein. Nous essayons de faire les choses du mieux possible, avec honnêteté. Il peut arriver que vous ne soyez peut-être pas à la hauteur de ce que les gens attendent, mais c’est la vie. Je ne suis pas angoissé du lendemain, parce que je travaille beaucoup. Et je pense que la créativité est dans le muscle. Plus vous créez, plus la facilité de création et la confiance qu’on se porte les uns les autres donnent des résultats.
Que faites-vous pour décompresser ?
Je fais plein de choses. Je vais voir mon fils, je vais en Italie, je vais goûter les truffes, je vais voir des églises, je vais prier...
Le fait d’avoir des parents bistrotiers a-t-il été déterminant pour vous ?
Le fait d’avoir des parents comme ceux que j’ai eus a été déterminant. C’étaient des gens courageux, honnêtes. Je crois que mon père, c’est un peu le vieux de la chanson de Daniel Guichard. Mais c’est mon « vieux » dans le bon sens du terme. Je crois qu’il a eu l’intelligence de me laisser faire et de croire en ma faculté de vouloir faire. Il a cru en moi mais il a surtout cru en ce que je disais. Je crois que pour un père, il est toujours bon d’écouter ce que disent ses enfants.
Gamin, vous entrez par la « petite porte », un CAP cuisine. Nous sommes dans les années 1980. Sans se mentir, cette voie était assez déconsidérée à l’époque...
Oui, il y avait un peu de ça. Mais je n’étais pas fait pour étudier. Quand je suis arrivé en troisième, je vivais au cœur de Rueil-Malmaison, entouré de gens plutôt privilégiés d’ailleurs. C’était une petite bourgeoisie de banlieue, sans être péjoratif. À l’école, je n’avais pas réussi à avoir mon brevet. C’est dire à quel point mon niveau scolaire était bon. Je ne savais pas écrire deux mots. La cuisine m’a ensuite donné un regard différent. Quand j’ai compris que l’orthographe, c’était important, parce qu’un chef m’avait expliqué que je devais savoir écrire un menu, j’ai commencé à lire. Et la lecture m’a amené, je pense, à une facilité dans l’écriture.
Quel souvenir vous gardez de votre apprentissage en cuisine ? Était-ce un autre temps, plus dur peut-être ?
Oui, bien sûr, c’était un autre temps. Mais je ne suis pas nostalgique. Je trouve que le temps d’aujourd’hui est beau. Le contexte est différent, les mômes sont différents. À l’époque, quand j’ai commencé à bosser, j’avais 15 ans. Je pense que les gamins que nous étions avaient besoin d’être serrés. D’être contraints, peut-être. Aujourd’hui, les gens ont besoin de liberté. C’est une notion fondamentalement différente. Mes copains d’apprentissage étaient tous des gens très attachants mais particuliers. Nous avions des chefs qui étaient durs, c’était comme ça. La société a vachement évolué depuis. Et je pense que nous avons évolué avec la société.
Vous vous êtes adouci...
Non, je suis un mec intelligent, j’essaie d’évoluer avec mon temps, de rectifier mes conneries quand j’en fais. Moi, je n’ai pas eu un problème de prud’hommes depuis 10 ans au Pavillon Ledoyen.
Le terme de « mentor » vous va donc bien ?
Oui, je crois que je l’ai mérité. Il n’y en a pas beaucoup qui peuvent dire ça : j’ai plus de 100 chefs avec lesquels j’ai eu la chance de travailler qui sont devenus étoilés d’une à trois étoiles.
Gardez-vous contact ? Y a-t-il une forme de reconnaissance de leur part ?
Quand mon fils Antoine est parti, Maxime Gilbert, deux étoiles à Hong Kong, m’appelle. Il me dit : « Je vais organiser un dîner pour Antoine. » Je me suis retrouvé avec six chefs venus spontanément, à leurs frais, à Hong Kong, faire un dîner caritatif pour l’association créée à la mémoire d’Antoine. Il y avait parmi eux Julien Tongourian, à la tête d’un trois-étoiles à Macao, Cyril Bonnard... Cyril, ça a été mon premier apprenti. Aujourd’hui, il est en Alsace avec sa femme. À l’époque, quand il était gamin, c’était compliqué pour lui, ses parents divorçaient. Je l’ai amené à Rungis, je l’ai amené partout. Je m’en suis vraiment occupé, comme mon fils. Lui aussi est venu à Hong Kong. Ça m’a beaucoup touché. La vérité, elle s’exprime dans ces moments-là. Un jour aussi, en rigolant, j’avais dit à Glenn Viel que je voulais bien parier 500 balles avec lui qu’il n’aurait jamais sa troisième étoile vu que c’est un branleur. Un jour, il me rappelle : « Chef, vous me devez 500 balles... »
Les avez-vous réglés ?
Bien sûr. Le chèque, je lui ai mis sous cadre. Avec inscrit : « À briser en cas d’urgence ». Il ne l’a jamais encaissé. Philippe Mille également, avec qui j’ai travaillé, même si on a eu parfois des accrochages, c’est un mec remarquable. Deux étoiles au Michelin, un Bocuse de bronze, je crois... Il a fait 8 ans ou 9 ans avec moi. On ne peut pas dire qu’il n’a pas été bien formé.
En quoi ou en qui croyez-vous aujourd’hui, Yannick Alléno ?
Je crois en Dieu, ça, c’est clair. Je suis profondément catholique. Je crois en la volonté humaine de s’en sortir. D’ailleurs, comment explique-t-on que l’être humain soit si développé dans le monde animal ? Je viens d’être grand-père et, quand je vois cette petite crevette, si on la mettait dans la jungle, j’ignore comment elle pourrait s’en sortir sans la communauté. Vous voyez, je crois en la communauté. Mais comme partout, il faut arriver vers des extrêmes pour comprendre ce que nous avons perdu. Les guerres, les épidémies... Finalement, je crois profondément que la spiritualité viendra sauver, une fois encore, l’humain.
Comment finir sur une note plus légère ?
Récemment, j’ai reçu un appel de l’homme d’affaires Martin Bouygues sur mon téléphone portable. Il était minuit et demi. Il me dit : « Yannick, je viens de penser à un truc. Quand j’étais gamin, on flambait les crêpes au Pernod. Faut que tu essaies ! » J’ai trouvé ça génial. Pour moi, c’est exactement le rapport qu’il faut cultiver avec les gens qui connaissent et aiment la bouffe.