Viva Italia : 11 chefs à suivre

La scène culinaire italienne vit une véritable mue. Exit les clichés compassés… Place à une génération de chef·fes affranchi·es puisant dans leurs racines et plus encore, dans leur créativité.
Article rédigé par
Marie-Émilie Fourneaux et Olivier Reneau

La scène culinaire italienne vit une véritable mue. Exit les clichés compassés… Place à une génération de chef·fes affranchi·es puisant dans leurs racines et plus encore, dans leur créativité. Certains réinventent les saveurs de l’Italie, d’autres bousculent les codes de la haute gastronomie. Tous revendiquent un parcours international inspirant. Nous sommes allés à la rencontre de ces figures iconiques, ou en passe de l’être, partagées entre la France et l’Italie, jusqu’aux États-Unis.

Paris-Milan-Los Angeles

C’est d’abord le charismatique Simone Zanoni qui se livre avec une énergie communicative dans une interview pleine d’enseignements. Cap ensuite à Padoue dans le nord de l’Italie, d’où la famille Alajmo distille son style unique, puis direction les Abruzzes où Niko Romito étonne par la singularité de ses projets. Moins connus en France, Enrico Bartolini, le chef le plus étoilé d’Italie, se confie aussi depuis Milan, tout comme la très médiatique Giada De Laurentiis qui, depuis Los Angeles, fait rimer tradition et lifestyle.

Nouvelle vague

C’est aussi une jeune génération déjà étoilée, jouant sa partition avec maestria. Ces nouvelles voix sont celles de Cecilia Spurio et Eugenio Anfuso (Amâlia), Aurora Storari et Flavio Lucarini (Hémicycle), Alessandra Del Favero et Oliver Piras (Il Carpaccio), Massimiliano Sena (La Table de Courcelles), Giuliano Sperandio (Le Taillevent), Martino Ruggieri (Maison Ruggieri) et Gabriele Ravasio (Gordon Ramsay au Trianon). Une constellation (non exhaustive !) de chef·fes qui portent haut leurs visions toutes personnelles, mâtinées d’Italie.

01 - SIMONE ZANONI

L’énergique chef d’origine lombarde met sa joie de vivre au service d’une gastronomie saine et responsable. Loin des postures, porté par les valeurs apprises dans son enfance, il partage sa vision du bon et de la transmission, de la table étoilée à son propre potager.

© Anne-Emmanuelle Thion

Depuis près de dix ans, vous êtes chef au George, la table méditerranéenne du Four Seasons Hôtel George V à Paris. Comment définiriez-vous son esprit ?

Je veux que les clients s’y sentent bien, qu’ils viennent ici et se disent : « Waouh, je me sens comme à la maison ». Le cadre est prestigieux, assez intimidant même, mais on casse cette distance par l’humain. J’ai arrêté de recruter sur CV il y a cinq ans. Je cherche des personnalités, des gens pétillants. Les techniques, je peux les apprendre. Mais l’enthousiasme, l’envie, ça ne s’invente pas. L’idée, c’est d’offrir de l’amour, pas du cérémonial. Personne ne porte d’uniforme d’ailleurs ! Cet état d’esprit, de partage, de convivialité, doit se ressentir dans chaque plat, dans chaque sourire. On ne mange pas qu’avec la bouche, on mange avec le nez, la peau, les oreilles, les yeux… Et plus on arrive à mettre les corps à l’aise, à les installer dans un environnement agréable, plus l’expérience va être sensorielle.

Transposez-vous là un peu de votre histoire ?

J’ai appris tout petit que la cuisine, c’est 100 % d’amour. Ensuite, j’ai ajouté un peu de technique... Je n’ai pas grandi dans des cuisines trois étoiles, j’ai grandi avec les mijotés du dimanche de ma grand-mère. Aujourd’hui, je pense qu’on va parfois trop loin dans la technique. Une assiette sincère, qui raconte une histoire, peut aller beaucoup plus loin émotionnellement. En fait, plus j’avance dans ma carrière, plus ces vraies valeurs font surface. La cuisine, je l’ai tout simplement apprise comme étant la chose la plus conviviale pour réunir et nourrir les gens qu’on aime.

Votre vie démarre en effet très loin du luxe parisien…

J’ai grandi dans un village de 900 habitants près du lac de Garde. Avec ma famille qui était très humble, on vivait en autonomie : les légumes du jardin conservés en pots, les cochons nourris aux pommes, les salamis suspendus au plafond... On ne faisait pas ça pour être écolo, on faisait ça parce qu’on n’avait pas le choix. Et aujourd’hui, je mesure la chance que c’était. Ça m’a formé. Je n’ai jamais oublié le goût d’un légume cueilli au bon moment.

Certains brandissent la saisonnalité, comme si c’était un concept révolutionnaire. C’est en fait toute votre enfance !

Absolument. Pour moi, cuisiner, c’est respecter les cycles de la terre. Attendre les premières asperges, se réjouir des petits pois frais, fêter l’arrivée des châtaignes… C’est pour ça qu’on a monté notre potager à Versailles, au Domaine de Madame Élisabeth. On y cultive des légumes, des fleurs, des herbes, en permaculture. Mais surtout, les équipes y vont. Ils plantent, ils récoltent, ils touchent la terre. Et ça change tout. Quand tu arraches une carotte du sol avec tes mains, tu ne la cuisines pas de la même manière que si elle arrive sous vide, lavée, calibrée. Tu comprends sa forme, sa résistance, son odeur. Tu respectes ce que la nature t’a donné.

Le restaurant coche d’ailleurs la case « écoresponsabilité », qui lui a aussi valu une étoile verte au Michelin. Était-ce important pour vous ?

Ce n’est pas une posture. C’est du bon sens. On utilise les os pour le compost, on recycle jusqu’aux coquilles d’œufs. Rien ne se perd. C’est économique, durable, évident. On travaille avec notre boîte à champignons, qui poussent sur du marc de café, avec nos légumes de saison, notre miel maison. Ce n’est pas une contrainte, c’est naturel.

Avez-vous également un potager chez vous ?

Oui, j’ai installé une serre en aquaponie dans mon jardin. J’y cultive ce que je cuisine à la maison : salades, aromates, tomates… Et les poissons des bassins fertilisent tout ça. J’ai aussi des citronniers, des pommiers, des ruches, des poules, des lapins. Ce que j’avais petit, je voulais l’offrir à mes enfants. Ils arrosent, cueillent, vont chercher les œufs au petit déjeuner. Pour moi, c’est ça, la vraie vie. Chez nous, on mange frais et différent tous les soirs. Ça peut être des veloutés de potirons, une salade de lentilles... Rien de compliqué, mais tout est fait maison. Si tu donnes très tôt à ton enfant les valeurs du bon, le goût de la qualité, tu lui donnes une base solide pour la vie.

Vous avez d’ailleurs voulu donner l’envie de cuisiner pendant le confinement avec vos vidéos sur Instagram, vos livres de recettes Bomba Atomica, et puis très vite Casa Zanoni…

Se faire bien à manger, ce n’est pas si compliqué. À travers des gestes facilement assimilables, on a su amener des gens à cuisiner un peu plus. Franchement, on reçoit tellement de messages, c’est juste incroyable ! « Merci, parce que tu nous as aidés… » On a bâti une vraie petite communauté. Casa Zanoni, c’est justement venu parce qu’on me disait : « Tu cuisines comme ça parce que tu as accès à de bons produits ». Alors j’ai voulu les leur proposer en ligne. C’est donc une sélection des produits que j’utilise chez moi, comme des sauces, du parmesan, des huiles d’olive, des ustensiles aussi, et dernièrement de super-pâtes au maïs…

Est-ce qu’on vient aussi au George parce qu’on est « fan » du chef ?

Oui, il y a des personnes qui aiment Casa Zanoni, ce qu’on y dégage avec mon épouse et mes deux enfants que j’associe, et qui viennent pour me rencontrer, goûter à ma cuisine. Encore une fois, on revient à l’univers des partages que j’ai connu quand j’étais petit, celui de la nourriture, des valeurs communes. Je fais un métier d’artisan qui permet d’exprimer des idées pour nourrir et épanouir les gens. C’est une chance incroyable.

On vous sent très engagé sur les questions de santé.

C’est un tout. Ce que tu manges, ce que tu respires, comment tu bouges… tout est lié. Ce n’est pas du dogme, c’est du bon sens. Oui, je cours en moyenne 60 kilomètres par semaine, c’est mon moment de solitude, ma soupape. Mais l’énergie vient surtout de ce que je mange. Je traite mon corps avec respect. On ne peut pas prêcher l’amour du goût et se négliger soi-même. Et je veux donner l’exemple, dans ma brigade comme à la maison. Les gens ne se rendent pas encore compte de l’importance, de l’impact que la nourriture a dans leur corps.

« Les raviolis del Plin viennent des ménagères piémontaises qui y combinaient les restes de viandes non consommées. Résultat : zéro gâchis ! J’en fais une version poulet fermier braisé, lavande et citron. » © The Travel Buds

Au George, vous proposez par exemple d’excellents crudi de thon, de sériole, de bar. Comment se traduit votre philosophie dans l’assiette ?

Par une cuisine simple, dans le bon sens du terme, et intense gustativement. Je veux qu’un plat parle à tout le monde. Par contre, tout est ultra-précis : cuisson, assaisonnement, sourcing. Derrière cette apparente simplicité, il y a une énorme rigueur. La technique doit toujours être au service du goût.

Et vos péchés mignons ?

Je pense à la soupe à l’oignon « a modo mio » (à ma façon) préparée avec un bouillon d’oignons de Tropea, très doux, de petits tortellinis farcis de compotée d’oignons et des chips de parmesan. Ça, c’est beau ! On travaille aussi sur un cacio e pepe, sauce à base de poivre noir et de fromage pecorino romano, mais en version froide pour l’été. On a imaginé un bouillon tellement exhaussé qu’on va y cuire les spaghettis pour que la saveur du cacio e pepe pénètre dans les pâtes, puis on va les servir avec une glace au pecorino qu’on va venir « chalumeauter ». On va aussi faire une tarte Tatin d’aubergines avec une glace au gorgonzola, et puis une version de la parmigiana épurée, juste avec un coulis de tomates cerises qu’on va monter au beurre acide et accompagner de ricotta salée qu’on aura préparée nous-mêmes. De pouvoir imaginer tout ça, le transmettre, le faire goûter à mon équipe, le partager à table, j’en éprouve une immense joie. D’en parler, ça me donne même la chair de poule ! (rires)

02 - ALESSANDRA DEL FAVERO & OLIVER PIRAS

Le couple dirige Il Carpaccio au Royal Monceau – Raffles Paris, récompensé d’une étoile Michelin en 2022 et élu « meilleur restaurant italien au monde » par 50 Top Italy en 2024.

© Tuki Muri

Alessandra Del Favero : « Je suis née en Vénétie, dans une famille d’hôteliers dans les Dolomites. J’ai grandi avec le goût des choses simples : un morceau de pain avec une belle huile d’olive et du fromage, une tomate mûre avec du basilic… L’Italie, c’est un pays immense de diversité, du nord au sud. Les traditions, les langues, les produits changent complètement. Nous avons envie de faire découvrir cette richesse, ces ingrédients qu’on ne connaît pas bien ici, comme les puntarelle.

Le carpaccio, c’est une grande responsabilité pour nous. C’est le premier restaurant italien à l’étranger à avoir eu une étoile Michelin. Avec Oliver, on s’est rencontrés chez Da Vittorio en 2011, c’est un peu notre deuxième famille. Ici, on reprend certains plats historiques de ce trois-étoiles situé près de Bergame, mais on a aussi carte blanche. Et comme chez Da Vittorio, ce qu’on veut ici transmettre, c’est ce sentiment d’être chez soi dès qu’on passe la porte.

Le cœur de notre cuisine, ce sont les primi piatti : les risottos, les raviolis, les fettucine qu’on revisite à notre manière. En ce moment, on sert un risotto à la mozzarella, poivre sauvage, amande et crevettes crues. C’est surprenant, mais ça reste très italien dans l’âme.

« C’est ici comme une petite bulle d’Italie, où nous souhaitons avant tout que les gens se sentent bien. » © The Travel Buds

Avec Oliver, on travaille main dans la main. Lui, c’est le créatif, moi je suis plutôt dans l’organisation. On goûte tout ensemble, on met parfois trois semaines pour finaliser un plat. On aime aussi s’inspirer d’ailleurs, de nos voyages au Japon par exemple, mais toujours en gardant une base italienne. Les influences sont là, mais discrètes. L’idée, c’est de faire plaisir, de donner envie aux gens de revenir en apportant un bout d’Italie vivant, gourmand. »

03 - GABRIELE RAVASIO

Gabriele Ravasio est le chef du restaurant Gordon Ramsay au Waldorf Astoria Versailles – Trianon Palace, où il a contribué à maintenir une étoile Michelin.

© Cyril Mouty

« Je suis tombé dans la marmite très tôt. À 11 ans, j’ai suivi des cours de cuisine extrascolaires et là, j’ai su. À 14 ans, j’étais en école hôtelière, et à 18 ans, j’ai eu l’opportunité d’être seul au piano d’une petite pizzeria. C’était simple, mais ça m’a forgé. J’ai eu envie d’ouvrir mon esprit. Londres, Nobu, parfois 500 couverts par service, une rigueur extrême... Les Japonais ne parlent pas, ils montrent. J’ai appris à observer. Quand je suis parti au bout de trois ans, un chef du sushi bar a renoncé à son propre couteau, un yanagiba, pour me l’offrir. J’ai su que j’avais gagné leur respect.

Quand je suis arrivé au Trianon en 2014, j’ai appris à connaître les murs, les équipes, les clients. En 2022, quand j’ai été nommé chef, j’étais prêt. Je voulais une cuisine digeste, rythmée. J’aime créer la surprise : un topinambour caramélisé, coloré comme une noix de Saint-Jacques et déposé comme si de rien n’était dans la coquille… avant que ne soit servi un tartare de saint-jacques fumé avec du caviar Osciètre, du yuzu, du citron caviar et du piment d’Espelette très frais ! J’alterne avec des plats plus “réconfortants”, comme mes raviolis de canard confit nappés d’une Albufera au foie gras et truffe.

« J’accompagne mon homard breton de quelques gouttes de vinaigre balsamique 100 ans de la maison Giusti, à Modène depuis 1605. » © Cyril Mouty

Mon homard breton, c’est un dialogue entre Nord et Sud : le produit noble associé à la chaleur de la tomate, la fraîcheur du basilic. Le vinaigre balsamique 100 ans de Giusti donne la touche unique au plat, puisque c’est l’un des produits les plus anciens qu’on puisse goûter. L’Italie se glisse un peu partout dans ma cuisine, toujours enrichie de mes approches de la gastronomie et de mes voyages, notamment en Amérique latine. Le chef sommelier Anthony Haffner a lui aussi des origines italiennes et un parcours international qui lui donne une grande ouverture mentale. On se comprend très vite, et ses vins de Santorin ou de Patagonie créent de superbes accords. »

04 - GIULIANO SPERANDIO

Giuliano Sperandio est depuis 2021 le chef du Taillevent, institution parisienne doublement étoilée fondée en 1946.

© Arbès Food

« En soi, la cuisine italienne gastronomique n’existe pas. Ce qu’on appelle “haute gastronomie italienne” emprunte à la France, au Japon, à l’Espagne... Elle n’est pas codifiée, contrairement à la française. La vraie cuisine italienne, c’est celle de la maison, de la maman. Je suis certes italien, mais ce que je propose ici, au Taillevent, c’est ma vision personnelle d’une grande maison française autour de ces piliers : produit, richesse, opulence, sauce, belle cuisson. Je n’ai pas étudié la cuisine française, mais je l’ai rêvée... J’ai composé des plats, des menus avec de très belles pièces à la découpe, mais j’aime aussi improviser sur le moment. Je regarde une table, je sens les gens. Je ne fais pas de gestes figés, je déteste ça.

« Certains clients me donnent carte blanche, d’autres habitués prendront toujours le même menu. » © Arbès Food

J’ai appris une chose essentielle : être libre. Pas seulement dans l’assiette, mais dans la tête. Je me suis longtemps demandé qui j’étais en cuisine. Je me suis totalement révélé ici grâce à la confiance qu’on m’a accordée. Aujourd’hui, je peux dire que je suis le Taillevent. Pas comme il était, mais comme il est devenu avec moi. Je n’ai pas d’archives, juste mon imagination. Je sens les énergies, je m’en imprègne, je crée. »

05 - CECILIA SPURIO & EUGENIO ANFUSO

Le couple a ouvert en 2024 son restaurant Amâlia dans le 11e arrondissement de Paris, et décroché sa première étoile Michelin en 2025.

© Florian Domergue

Cecilia Spurio :« Ce qu’on cherche chez Amâlia, c’est une vraie liaison entre la France et l’Italie. Eugenio est au salé, moi à la pâtisserie, mais chaque plat est pensé ensemble. On réfléchit d’abord à l’intelligence du menu, avec une vraie mise en place chaque jour.

Eugenio a une affinité naturelle avec les associations terre-mer. Certains clients s’étonnent, mais ce mélange est très courant en Italie. On ne cherche pas l’effet, mais la cohérence. Un rouget à la bourguignonne, des pâtes au beurre monté avec du foie gras… c’est exactement là qu’on veut aller : la technique française au service d’un produit, d’une idée qui peut venir de chez nous. Même chose en dessert : je travaille souvent autour d’un goût, pas dix. Un praliné à la croûte de pain, un dessert sur la pomme de terre au four… des ingrédients clairs, pas de surcharge, et surtout pas de client qui sort en se demandant ce qu’il a mangé.

« Nos pâtes imaginées au beurre de foie gras, relevées d’un vinaigre balsamique de Modène et d’une touche de
vieux comté. » © Florian Domergue

On veut aussi que les gens se sentent bien. On met des nappes blanches, pas pour le style mais parce que c’est épuré, accueillant. Pas de dress code, tu viens en pantoufles si tu veux ! On veut faire de la gastronomie sans prétention. Juste du plaisir, de la clarté et de la convivialité. »

06 - MASSIMILIANO SENA

Massimiliano Sena, chef depuis 2024 de la Table de Courcelles dans ce Relais & Châteaux près de Reims, a récupéré son étoile Michelin en 2025.

© Wearefactory

« Je suis né sur la côte amalfitaine, face à la Méditerranée. Aujourd’hui encore, ma cuisine reste ancrée dans ces souvenirs, particulièrement auprès de ma maman qui était cheffe d’une petite trattoria. La mer, les légumes du Sud, les agrumes d’Amalfi, l’huile d’olive… tout cela est dans mon ADN.

Ici, au château de Courcelles, j’ai trouvé un écrin exceptionnel, chargé d’histoire, entouré de nature. Mon objectif a été de m’y inscrire sans le bousculer, en écoutant ce que le lieu avait à dire. La famille propriétaire m’a laissé carte blanche, et cela m’a permis de poser les fondations d’un projet gastronomique cohérent avec l’esprit de la maison, tout en gardant ma signature. Je pense par exemple aux langoustines que je rôtis à l’unilatérale et que j’accompagne d’une déclinaison de mini-légumes, de salicorne et d’une bisque au citron. Je veux surprendre, mais jamais gratuitement. Ce qui m’intéresse, c’est l’équilibre, le goût, la saisonnalité.

« Après huit ans au Four Seasons à Genève, j’avais envie d’un nouveau challenge. Je suis tombé amoureux du château de Courcelles avec l’envie d’y écrire une très jolie page. » © Wearefactory

Former les jeunes, les associer à un vrai travail d’équipe, c’est aussi une responsabilité pour donner de l’avenir à ce métier qui demande du sacrifice. On travaille quand les autres se reposent, c’est une passion. Mais ma force avant tout, c’est mon fils de 10 ans avec qui j’ai une relation extraordinaire. »

07 - AURORA STORARI & FLAVIO LUCARINI

Le couple officie au restaurant Hémicycle (Paris 8e) distingué d’une étoile Michelin en mars 2024. À l’étage, Aurora Storari, récompensée la même année du titre Passion Dessert, propose Aura, un comptoir dessert dining.

© Jordan Sapally

Flavio Lucarini : « Avec Aurora, on ne revendique pas une cuisine italienne au sens strict. On a passé dix ans à l’étranger, ça élargit la vision. Ce qu’on cherche, c’est repousser les ingrédients, leur faire raconter autre chose. La betterave, par exemple, on la fume légèrement, on la laisse fermenter avec un champignon, on l’assèche. Elle devient comme une sorte de sashimi végétal. À l’origine, c’était une garniture pour du gibier, mais sa puissance a tout absorbé : elle a mérité d’exister seule. On aime ce genre de renversements. Le flan d’asperges blanches est gratiné au comté, servi avec une huître grillée et un bouillon au géranium. C’est amer, iodé, floral. On travaille l’équilibre à travers la surprise. Souvent, on part d’un détail, une sauce, une texture, et le plat se construit autour. L’idée, c’est de faire découvrir autre chose, mais que ce soit toujours lisible. »

« Notre “raviolo” ouvert, betterave, koji, petit lait et hibiscus, qui fait partie de nos nouvelles cartes. Depuis fin avril, on propose un menu plus accessible pour les moins de 30 ans. » © Alizée Calliau

Aurora Storari : « Au comptoir d’Aura, je reçois sept convives en une assise à 20 h, pour un menu en dix séquences. Je parle, je cuisine, je sers. Ce sont des desserts, mais pas au sens classique. Pas de sucre ajouté, juste le sucre naturel des ingrédients : fraise réduite, lait réduit, pollen. Je veux des assiettes légères, sincères, aux associations inédites. Un artichaut frit à la romaine devient un support pour une glace vanille fumée au bourbon, à manger avec les doigts, comme un cornet. Je viens d’Italie, un pays très attaché à la tradition. Moi, je veux casser ça. Une ganache chocolat blanc à l’encre de seiche et garum d’anchois peut évoquer le poisson sans en contenir. Ce qui compte, c’est l’émotion immédiate. On ferme les yeux, on oublie les codes. »

08 - LA FAMILLE ALAJMO

À la tête du Calandre près de Padoue (3 étoiles depuis 2002) et d’une quinzaine de tables dont le Caffè Stern à Paris, la famille Alajmo porte très haut les couleurs de la gastronomie italienne. Conversation croisée avec Massimiliano (Max) qui fut à 28 ans le plus jeune chef triple étoilé de l’histoire, son frère aîné Raffaele (Raf) et son neveu Giovanni.

© DR

Votre découverte de la gastronomie française a en partie forgé ce que vous êtes aujourd’hui. Racontez-nous…

Raf : Nous sommes à la fin des années 1980, et je venais de finir une formation en œnologie. J’avais projeté avec quelques amis de faire un tour de grands restaurants en France. Seuls deux d’entre nous ont été partants, ce qui a conduit Max à se joindre à la virée. Il n’avait alors que 14 ou 15 ans. La première étape a été chez Paul Bocuse à Lyon, puis à l’Espadon au Ritz, et chez Antoine Westermann à Strasbourg, au Buerehiesel qui avait alors 3 étoiles. Nous souhaitions découvrir la grande cuisine française, à travers trois maisons à l’histoire bien distincte.

Qu’avez-vous pensé de ces découvertes ?

Raf : Nous sommes vite arrivés à la conclusion que ces tables 2 ou 3 étoiles françaises étaient d’un niveau nettement supérieur à celles que l’on définissait comme étant gastronomiques en Italie.

Max : Nous avions déjà visité des adresses renommées en Italie, comme celle de Gualtiero Marchesi à Milan ou le San Domenico à Imola… À l’époque, le pays ne comptait que deux restaurants 3 étoiles. Certes le repas chez Marchesi avait été magnifique et d’ailleurs, on peut souligner qu’il est passé par les cuisines des frères Troisgros en 1966. Mais en France, nous avions été subjugués par la culture de la haute gastronomie, cette attention aux arts de la table, au service, au dressage des assiettes… Une expérience globale.

En quoi ce voyage a-t-il été décisif ?

Raf : J’hésitais auparavant entre m’engager dans le restaurant familial et poursuivre des études. À notre retour, mon père m’a demandé ce que je voulais faire, je lui ai répondu sans hésiter : je veux développer le meilleur restaurant d’Italie. Cela peut sembler prétentieux, mais je venais de comprendre comment nous pouvions faire la différence si nous mettions les moyens nécessaires.

Max : Pour ma part, j’étais encore à l’école donc il a fallu un peu de temps pour que tout se concrétise. L’objectif était déjà clair, si bien que j’ai décidé de faire des stages en France auprès de grands chefs comme Marc Veyrat et Michel Guérard, en plus d’autres visites en tant que client.

La France est-elle devenue comme un modèle à suivre ?

Max : Pour qui était passionné de gastronomie, oui, la France était un modèle même si nous, Italiens, disposons d’une culture culinaire très riche. La grande différence tient au fait qu’il nous manquait de vraies formations pour comprendre comment s’organiser, comment innover… Pendant longtemps, tout s’est construit et transmis dans les restaurants. Alors, de nombreux cuisiniers italiens ont commencé à chercher à faire des stages en France pour apprendre quelque chose de nouveau.

Raf : Par exemple, sur une carte des vins d’un grand restaurant italien dans les années 1990, on ne trouvait que dix à quinze grands crus aux côtés de vins plus locaux. Alors qu’en France, le nombre de grandes références, issues de tous les terroirs, était impressionnant. Il en allait de même pour le chariot de fromages… Pendant longtemps, l’Italie a disposé des mêmes composants qu’en France, mais sans chercher à les sublimer.

Pour vous, Max, les stages en France vous ont-ils apporté un autre regard sur la pratique de la cuisine italienne ?

Max : Oui, j’ai découvert une approche très différente des usages habituels. En Italie, on parle de cuisine à l’instinct. En France, il y a de la recherche, des expérimentations, du travail sur l’esthétique, la transformation d’un produit… Michel Guérard a été à ce titre un modèle. Son approche de la diététique l’a toujours placé à l’avant-garde…

Pour en venir à votre histoire française plus récente, le Caffè Stern, dont vous venez de fêter les 10 ans, était-il un rêve de longue date ?

Raf : Nous nous étions dit initialement : ouvrons en Allemagne ou en Espagne car la concurrence sera moins rude. En France, on mange déjà si bien…

Max : Puis, il y a eu cette opportunité à travers le torréfacteur Gianni Frasi de nous installer dans le passage des Panoramas dans cet incroyable lieu qui était au xixe siècle l’atelier du graveur Moïse Stern… Nous avons cherché à créer une identité raffinée, mais conviviale, qui puisse répondre à l’exigence d’un Parisien, tout en préservant l’ADN de notre cuisine. Des plats iconiques de notre cuisine comme les cappuccinos salés ont ainsi été retravaillés pour aboutir à une version bolognaise.

« À la carte du Caffè Stern, notre risotto de printemps à l’huile d’olive extra-vierge. » © DR

Tenez-vous à votre équipe 100 % italienne au Caffè Stern ?

Raf : C’est une vraie valeur ajoutée pour nous, d’autant que la plupart des membres passent par les autres adresses du groupe dont Le Calandre. Au Stern, les convives se sentent immédiatement transportés en Italie, autant dans l’assiette que dans l’atmosphère.

Giovanni, vous êtes le fils de Raf et avez travaillé au Caffè Stern pendant plusieurs années…

Giovanni : Je suis arrivé au Caffè Stern à l’âge de 19 ans. Ce fut à la fois une formidable école de vie, de travail, d’apprentissage… J’ai pu côtoyer de grands professionnels de l’hôtellerie et restauration présents à Paris, ce qui se traduit aujourd’hui dans ma manière d’être, dans mon approche du métier. On peut dire que j’ai été positivement « contaminé » !

Raf : Nous avons d’ailleurs réitéré une sorte de voyage initiatique avec Giovanni chez Paul Bocuse, de son vivant, et à la maison Troisgros à Roanne.

Y a-t-il une clientèle définie au Stern ?

Raf : Avec les Français, nous nous sommes bien trouvés. Il y a une vraie compréhension chez nos clients qui sont souvent des habitués. 80 % sont parisiens, a fortiori au déjeuner. Au dîner, la présence d’étrangers, notamment d’Italiens, remonte.

Giovanni : À la base, les Français sont des gourmets. Cela fait comme partie de leur ADN. Je pense qu’ils sont curieux de venir découvrir une cuisine italienne qui s’éloigne des classiques.

Quel est le plat français qui vous tient
à cœur ?

Raf et Max : Sans hésiter, le lièvre à la royale, qu’il s’agisse de celui servi chez Bocuse ou dans le bistrot parisien Au Bascou. Ce plat est unique !

Giovanni : Je dirais les huîtres car vous avez une qualité que nous n’avons pas en Italie ! (rires)

09 - NIKO ROMITO

Cet autodidacte est l’un des chefs les plus insolites de la scène italienne. Depuis Reale, sa table 3 étoiles dans les Abruzzes, il dirige d’autres projets procurant de formidables échos internationaux à la cuisine italienne.

© Rosi Di Stefano

Enfant, quel était votre rapport à la cuisine ?

Mon père, pâtissier, a eu pendant 29 ans un café où il servait des pâtisseries et des glaces. Puis il a décidé de le faire évoluer en trattoria, quelque chose de simple… Une aventure d’un an seulement, qui a pris fin à son décès.

Ce triste événement a-t-il été un déclencheur ?

Lorsqu’il est mort, j’ai passé du temps dans les lieux et eu l’envie de reprendre l’affaire. J’avais 25 ans et me destinais à une carrière dans l’économie. Mon premier modèle était évidemment mon père… Je ne connaissais personne, et encore moins le monde des étoilés. Mon objectif était de gérer le restaurant aussi bien que possible. Je suis le dernier d’une fratrie de quatre et l’une de mes sœurs, Cristiana, s’est jointe à moi. Elle pensait m’aider un à deux ans, et elle est toujours à mes côtés. Le nom du restaurant de notre père est resté : Reale.

Vous étiez alors totalement autodidacte…

En effet, quand j’ai commencé, je ne savais presque rien. Je servais de la viande grillée, des tagliatelles au ragoût… Une nourriture de base, même un peu médiocre, je dois avouer. Et puis j’ai étudié. Lorsque je commence quelque chose, je veux aller au fond des choses, je veux comprendre. Et pour avancer, j’ai aussi visité des restaurants. En 2003, je suis allé dîner au Calandre où Massimiliano Alajmo (voir interview p. 40-41, ndlr) venait de décrocher la troisième étoile. Nous avons d’ailleurs, lui et moi, le même âge. Là, j’ai compris. C’était un peu comme être allé voir un match de la Juventus, alors que je jouais dans l’équipe de mon village de Castel di Sangro (rires). Ça m’a énormément stimulé… Je dois dire que Max est phénoménal !

Peut-on parler de déclic ?

Ma cuisine a peu à peu pris en confiance. Elle a capté l’influence de là où je suis né, de là où je suis parti : il s’agit d’une cuisine pauvre, du territoire, et même si je n’y pense plus vraiment, elle fait partie de moi.

Vous décrochez finalement 2 étoiles en 2009, la troisième en 2014 et dans l’intervalle, en 2011, vous déménagez Reale…

Quand j’ai vu ce monastère abandonné, perdu dans les Abruzzes, j’ai tout de suite imaginé y faire un restaurant, avec des chambres et une école de cuisine. Cette idée était motivée par le fait que je puisse tirer parti de ce formidable laboratoire pour développer la cuisine que je visais. Et ça a marché ! Le cursus est prévu pour une trentaine de personnes pendant un an : six mois à Reale et six mois en stage. Je place les étudiants dans les adresses dont je m’occupe à savoir les tables Bulgari, et désormais les restaurants ALT…

Justement, comment l’aventure Bulgari a-t-elle commencé ?

Les équipes m’ont proposé de devenir le concepteur de l’offre gastronomique de la chaîne, avec l’envie d’une cuisine pas trop sophistiquée, partant des classiques italiens. Ma capacité à pouvoir former des équipes était un atout. La semaine suivante, j’acceptais.

Quelle a été votre réponse à cette attente ?

Cette réflexion m’a beaucoup appris et fait grandir, y compris dans mon approche à Reale. Travailler sur les fondamentaux de la cuisine italienne, créer des standards et réfléchir à un modèle international sont des choses que je n’avais jamais faites. La carte est identique dans tous les restaurants Bulgari et change avec les saisons. Pourtant, chaque plat fait l’objet d’un travail de recherche très poussé pour qu’un client trouve la même qualité, éprouve la même satisfaction, qu’il soit à Milan ou à Shanghai. Au départ, j’ai axé ma ligne sur les fameux classiques : l’escalope à la milanaise, le vitello tonato, les pâtes à la tomate ou le risotto au safran qui sont toujours à la carte. Désormais, elle est étoffée de recettes moins conventionnelles. La lasagne au ragoût est devenue végétale, le poisson à la vapeur s’inspire d’un poisson à la nage… toujours en gardant le souci d’une cuisine légère et digeste.

Les hôtels Bulgari sont en développement, avec bientôt de nouvelles adresses à Miami, Bodrum… Votre cuisine va-t-elle évoluer ?

Le processus d’élaboration reste le même, et je dirais même que plus le dispositif grandit, plus la cuisine se précise et plus le concept devient fort… Les équipes passent dans les établissements pour se former, notamment avant de partir pour une ouverture. L’établissement de Paris, mené par le chef Davide Capucchio, est à ce titre un lieu de formation.

« Me voici, à droite, avec le chef Davide Capucchio en charge des cuisines au Bulgari Hotel Paris. Nous venons d’y lancer un brunch du dimanche, à prendre au restaurant ou dans son patio, et même au bar. » © Bulgari Hotels & Resorts

Vous parliez du projet ALT Stazione del Gusto, que vous avez démarré seul dans une station-service à côté de Reale, votre 3-étoiles. Il est désormais mené en partenariat avec le pétrolier ENI. Vous êtes de tous les fronts !

En effet, le projet est d’ouvrir une centaine de restaurants en Italie mais aussi à travers l’Europe, à chaque fois dans une station-essence, avec toute la complexité de faire comprendre au public que l’on peut bien manger dans ce genre de lieu. Le concept est celui d’un diner à l’italienne : on y mange des salades, des toasts, de la focaccia, des pâtes au four, et puis la bomba, un beignet typique italien que j’ai retravaillé pour qu’il puisse être consommé salé ou sucré. On peut parler de cuisine pop, pour un budget n’excédant pas les 17 ou 18 euros.

10 - ENRICO BARTOLINI

Peu connu en France, ce chef de 45 ans, à la cuisine italienne sophistiquée et au remarquable leadership, est à la tête du groupe de restauration le plus étoilé d’Italie.

© DR

Comment vous est venue l’envie de cuisiner ?

Je suis originaire des environs de Pistoia. Enfant, j’adorais aller dans la fabrique de chaussures de mes parents, être au contact du cuir. Je me destinais à ce métier, mais la crise de cet artisanat est arrivée. Un de mes oncles avait une trattoria, et en travaillant un peu chez lui, la passion pour la cuisine s’est révélée. J’ai alors intégré un lycée hôtelier, puis j’ai travaillé pendant trois ans au Grand Hôtel de Montecatini où j’ai beaucoup appris.

Êtes-vous attaché à la cuisine toscane ?

J’aime la gastronomie de cette région, pour sa gourmandise et ce qu’elle m’évoque. Mais ce n’est pas forcément une cuisine en phase avec ce que je recherche. Trop riche et trop rustique… Très tôt, je suis parti travailler à l’étranger. D’abord à Londres chez Mark Page, puis à Paris. Là, j’ai découvert pour la première fois la cuisine gastronomique, celle des restaurants d’Alain Ducasse, de Pierre Gagnaire, d’Alain Solivérès… Jusqu’alors, je n’avais eu qu’un aperçu, à travers les magazines, des tables italiennes de renom : Santini, Don Alfonso, Pinchiorri… Mes parents n’y allaient pas car ce n’était pas dans leur culture.

Où avez-vous travaillé à Paris ?

Un ancien étudiant de mon école m’a indiqué que le chef Paolo Petrini cherchait des cuisiniers. Séduit par l’idée, je suis parti comme ça, un peu à l’aventure… Dans son restaurant du 17e arrondissement, j’ai appris la discipline, la culture culinaire, et même un peu ce fanatisme du bien-faire… Durant trois ans, Paolo Petrini a été mon mentor. Il m’a permis de faire des stages, notamment chez Alain Dutournier. Mais la chose qui m’a le plus fait aimer ce métier et viser l’excellence, a été de me rendre dans des restaurants en tant que client.

Quel regard jetez-vous sur les cuisines française et italienne ?

On parle souvent de cet esprit de compétition entre les cuisines française et italienne, mais je n’y crois pas. Je vois plutôt deux grands pays gastronomiques qui peuvent raconter au monde de belles histoires, chacun à sa manière. Les Français l’ont fait avant nous d’une manière plus sophistiquée, que j’ai eu la chance de pouvoir appréhender.

Après Paris, vous êtes retourné en Italie…

J’ai eu ce privilège de pouvoir travailler au Calandre avec Massimiliano Alajmo (voir interview p. 40-41, ndlr). Pour la première fois en Italie, j’ai pu évoluer au côté d’une personne dotée d’une extrême sensibilité et d’un talent incroyable. Avec peu de paroles, il m’a non seulement appris à cuisiner mais aussi le savoir-vivre. J’y suis resté entre 2003 et 2005. Sur la fin, j’ai été nommé chef de la Mantechia, l’autre restaurant de la famille à cette époque.

Ouvrez-vous par la suite votre propre restaurant ?

J’ai saisi l’opportunité de reprendre Le Robinie à Montescano, à une heure de Milan, non sans investir tout ce que j’avais… Les débuts n’ont pas été simples, sans doute par manque de maturité, et d’organisation, mais j’ai décroché une étoile en 2009. Dès l’année suivante, j’ai choisi de reprendre le restaurant de l’hôtel Devero à Cavenago où j’ai obtenu deux étoiles en 2013. À partir de ce moment, la situation s’est stabilisée et j’ai reçu des propositions pour ouvrir des adresses à l’étranger, en Chine, à Dubaï… mais aussi en Italie. En 2016, l’opportunité du Mudec (Museo delle Culture) à Milan s’est alors présentée à moi.

Le choix de s’installer dans un musée n’est pas commun…

Je cherchais à m’installer à Milan. Du fait de mes précédentes expériences, pas toujours heureuses, j’étais très anxieux de ne pas faire le bon choix. Opter pour le cadre d’un musée m’a semblé l’idée la plus originale. Avec son rayonnement international, sa localisation dans un quartier en développement, la Zona Tortona, ce contexte m’a plu. J’ai imaginé la table comme un appartement de collectionneur niché au troisième étage du bâtiment. Très vite, deux étoiles sont arrivées, tout comme une première étoile pour deux autres restaurants, l’un à Bergame et l’autre en Maremma, que j’avais repris. J’en ai été le premier surpris !

Et vous êtes désormais le chef le plus étoilé d’Italie…

En 2020, la troisième étoile est arrivée au Mudec, et si l’on parle du groupe Enrico Bartolini, en effet, il affiche aujourd’hui quatorze étoiles. Chacun des restaurants a sa propre identité, pour que les territoires puissent s’y exprimer. Je tiens à cette singularité, en particulier pour le chef qui est aux commandes. Mon rôle est de mettre en place un projet cohérent, définir le palais de l’adresse, trouver le juste équilibre économique, et surtout trouver un chef référent qui puisse mener la table et la faire grandir.

« Ce sont mes spaghettis “verts” à l’ail des ours et mostarda. » © DR

Est-ce un vrai travail de casting ?

En effet ! Dans le cas de Borgo San Felice dans le Chianti, avant de m’engager auprès d’Allianz, propriétaire des lieux, je tenais à trouver un chef référent. J’ai choisi Juan Quintero, considérant ce qu’il avait accompli au domaine de Volpaia voisin. Nous avons travaillé sur ses techniques culinaires, son identité, ses goûts, de manière à ce qu’il puisse s’insérer dans la dynamique du resort. Puis vint un travail sur les produits du terroir, les types de cuissons, les contrastes dans l’assiette… ce qui donne une ligne directrice au chef pour élaborer sa propre carte. Je souhaite avant tout que le chef soit le protagoniste de la table, avec son style et pas le mien.

Votre style est d’ailleurs qualifié de « contemporain classique »…

Je vais être franc. C’est avant tout une terminologie imaginée il y a une douzaine d’années par mes communicants qui avaient alors besoin d’éléments de langage pour distinguer mon approche. Mes recettes sont contemporaines d’un point de vue de l’exécution, mais elles s’appuient souvent sur des recettes ancestrales. On peut retrouver des bases similaires dans des livres du xvie ou xviie siècle… D’où cette définition de « classique contemporain » pour traduire simplement ce lien. Aujourd’hui, j’estime les termes « talents » et « territoires » plus adaptés à la belle diversité de nos tables. Un tel groupe de plus de dix restaurants gastronomiques, tous différents, je n’en connais pas d’équivalent.

11 - GIADA DE LAURENTIIS

Son sourire évoque les stars de l’âge d’or du cinéma italien et pour cause, elle est la petite-fille de Silvana Mangano, merveilleuse héroïne de Riz amer. Giada De Laurentiis met la cuisine transalpine à portée des foyers américains, à travers ses émissions de télévision et ses best-sellers.

© DR

Votre arrière-grand-père avait une manufacture de pâtes en Italie, et votre grand-père Dino De Laurentiis, grand producteur de cinéma aux États-Unis, a ouvert DDL Foodshow à New York et à Beverly Hills au début des années 1980. Il y importait des produits italiens qu’on ne trouvait nulle part ailleurs en Amérique. Quel souvenir en avez-vous ?

La plupart de mes premières sensations culinaires y sont liées. J’observais les pizzaiolos tirant le meilleur des ingrédients pour en faire les plats les plus authentiques. C’était un endroit extraordinaire où aller après l’école, tout le monde y faisait partie de ma grande famille italienne. C’était si spécial de voir tous les clients s’émerveiller du choix proposé. L’atmosphère était unique, rien de tel n’existait aux États-Unis. C’est là que j’ai réalisé que je voulais apprendre à cuisiner.

Jusqu’à l’âge de sept ans, vous avez vécu à Rome avec vos parents, avant de vous installer aux États-Unis. Comment la culture italienne a-t-elle infusé votre jeunesse jusqu’à aujourd’hui ?

Nous avons déménagé pour un temps à New York, avant de nous installer à Los Angeles. Je pense que le fait d’avoir grandi avec un sens si fort de la culture italienne, a fait de moi ce que je suis. Les dîners en famille, le DDL Foodshow, les repas de l’équipe sur les plateaux de mon grand-père, tout cela a jeté les bases de ma compréhension et de ma profonde appréciation de ma culture.

Pourquoi être venue à Paris pour vous former au Cordon Bleu ?

J’ai grandi au sein de cette grande famille italienne dont je ne m’étais jamais vraiment éloignée. Je pensais donc qu’il était important de passer un peu de temps, loin de la maison, pour découvrir ce qui m’intéressait vraiment. Et puis l’apprentissage des principes fondamentaux de la gastronomie française est la base de la cuisine dans le monde entier. J’ai beaucoup de chance d’avoir été formée là-bas.

Certains estiment que la cuisine italienne est née dans le mythique quartier de Little Italy à New York, où les pâtes et les pizzas sont devenus le symbole d’une communauté tout entière, issue de régions et de traditions culinaires différentes. Qu’en pensez-vous ?

La cuisine italo-américaine est en effet née sur la côte Est, où de nombreux Italiens du Sud se sont installés. Lorsqu’ils sont arrivés et ont commencé à gagner de l’argent, ils ont augmenté les portions, agrandi le volume des boulettes de viande… Tout en plus grand.

Vous êtes, depuis 20 ans et les débuts de vos émissions de cuisine sur Food Network, une incarnation de la cuisine italienne aux États-Unis. Qu’est-ce qui vous meut ?

C’est un privilège de faire connaître, à un si grand nombre de personnes, les plats qui sont à la base de mon régime alimentaire et de ma culture. J’essaie de rendre les choses aussi simples que possible pour que tous se sentent capables de les essayer eux-mêmes, dans leur propre cuisine.

Vous avez également trois restaurants à Las Vegas et Scottsdale. Planifiez-vous d’en ouvrir d’autres ?

Nous allons en effet ouvrir quelques restaurants supplémentaires dans la région de Chicago au cours de l’année prochaine, et nous sommes à la recherche de nouveaux marchés pour nous développer.

Super Italian est votre onzième livre de cuisine et vous y écrivez que « chaque livre de recette est un instantané dans le temps ». De quoi celui-ci est-il le reflet ?

J’ai désormais plus de 50 ans et j’aime dire que je suis entrée dans « my super hero era » (l’âge des super-héros) ! J’ai appris que bien manger ne signifie pas nécessairement se limiter. Il convient plutôt d’ajouter à ses aliments préférés des ingrédients très riches en nutriments pour les rendre non seulement délicieux, mais nourrissants. Dans ce livre, rien n’est exclu, il s’agit de mettre sur la table ce qu’il y a de plus sain. Nous vieillissons tous, alors j’essaie simplement de donner les moyens d’avancer dans la vie le mieux possible.

« J’ai besoin de sentir de la texture, du croquant, comme le croustillant des morceaux de fromage sur les bords de mes lasagnes. » © DR

Vous décrivez en effet les bienfaits des super-aliments (superfood). Parmi vos recettes, quelle serait votre préférée ?

Voilà une question bien difficile. Ce livre commence par un chapitre sur les condiments, qui peuvent être préparés à l’avance et utilisés dans une multitude de plats pour en augmenter la valeur nutritionnelle. Parmi eux, j’adore ma pangrattato, une chapelure à l’ail, aux zestes de citron et aux anchois, l’un des super-aliments de mon livre. Je suis également fanatique de mes boulettes de viande au poulet piccata, la recette la plus populaire jusqu’à présent. L’accueil de cet ouvrage est vraiment spécial, et j’adore voir quelles sont les recettes les plus aimées.

Dans la lignée de votre grand-père Dino, vous vendez sur votre site internet Giadzy des produits que vous importez. Quels sont vos favoris ?

Sans surprise, j’ai une passion pour nos pâtes et notre huile d’olive ! Je suis très attentive aux produits que nous offrons, et je fais une tonne de recherches sur le terrain pour m’assurer que je propose ce qu’il y a de mieux. L’endroit où les aliments sont cultivés, la façon dont ils sont fabriqués, le lieu où ils sont conservés, l’absence d’additifs… tout cela est important. J’ai des grilles me permettant d’analyser les huiles d’olive, les pâtes… et ces produits ont tous réussi mon test !

En Italie, où recommanderiez-vous d’aller ?

En ce moment, je suis obsédée par Ischia. L’île est remplie de sources d’eau chaude naturelles, elle est tellement magnifique… et la nourriture est incroyable ! Elle est encore relativement peu touristique, c’est donc ma recommandation numéro un en ce moment.

Crédit photo :
Article paru dans le n°
11
du magazine.
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