À part. Guy Savoy l’est de bien des manières, incarnation du gentilhomme à la noble bonhomie, dont les traits d’esprit traduisent aussi bien sa grande culture, que son attention à l’autre. L’homme, qui ne sait pas encore s’il a pu égaler ses mentors, les frères Troisgros, a su rester « vrai ». Il est en phase avec son discours, d’une cohérence qui force le respect et emporte l’adhésion de son équipe aux personnalités attachantes. Aller chez Guy Savoy, c’est être transporté par la gourmandise de la table et les sourires en salle dans un cadre exceptionnel. Un moment rare, sous le sceau du cœur.
La Liste, classement de plus de 1 100 sources internationales, vous a déclaré « meilleur restaurant du monde » pour la 8e année consécutive. Qu’est-ce qui fait la différence ?
J’ai la chance d’être dans un lieu unique, la Monnaie de Paris, dans une situation géographique qui l’est tout autant. Les fenêtres donnent sur la Seine, le pont des Arts, le Louvre… C’est un Paris qui explose de beauté ! J’ai remporté l’appel d’offres en 2010 et réanimé ce lieu avec l’architecte Jean-Michel Wilmotte devenu un ami. L’art y est présent partout, sur les murs, sur les tables. Tout est mis en œuvre pour que ce soit singulier.
Pourquoi ne pas parler en premier lieu de la cuisine ?
Un restaurant Guy Savoy, ce n’est pas simplement une assiette. C’est une atmosphère. Si vous goûtiez à mes plats au deuxième sous-sol d’un parking, je pense que vous n’auriez pas les mêmes sensations… Lorsque l’équipe du Caesars Palace de Las Vegas m’a proposé d’y installer un restaurant Guy Savoy, j’ai d’abord été très réservé. Il fallait y créer cette fameuse atmosphère. Cela fait désormais 19 ans qu’il est ouvert et il y a là-bas, comme ici, de la chaleur, de la bonhomie. On ne peut pas se régaler dans un lieu compassé. Moi, je défends la gourmandise. Qu’on n’envisage ma cuisine que par le côté technique me dérange. Il faut un supplément d’âme.
D’où vous vient cet attrait pour l’art ?
C’est l’envie du beau, uniquement. Comme la laideur s’immisce un peu partout, il faut voir la chance d’être dans un tel lieu. Je crois que je m’émerveille chaque année plus encore ! C’est une autre forme d’émerveillement que je trouve dans la nature, devant un sapin, un chêne, ou tout en haut d’une piste de ski... La beauté est nourrissante et rassurante.
Vous avez récemment acheté un chalet à 1 700 mètres d’altitude, dépourvu d’électricité. Est-ce justement guidé par l’envie de nature ?
Je pense qu’on a besoin de se retirer de temps à autre, mais je ne pourrais pas survivre à un retrait total. J’ai besoin de la « folle » activité parisienne, comme de l’esprit de nonchalance qui guide mes promenades en montagne.Je recharge mes batteries grâce aux grands espaces, et parfois grâce à la solitude ou la rencontre de personnes éloignées de mon métier. L’activité d’aubergiste, un mot que j’affectionne, est pleine de sensations : les produits qui arrivent le matin, les échanges avec les équipes en cuisine, la magie de la transformation, les conversations avec les convives… J’ai toujours parlé de passion, mais je lui préfère désormais le terme d’addiction. Dans un sens positif, s’entend !
« Deux fois par jour, à chaque table, pour chaque convive… » : vous vous définissez comme un « sprinter de fond ». Depuis fin février 2024, le restaurant est fermé les dimanches, lundis et mardis. Est-ce pour vous préserver ?
Il arrive qu’il y ait des déjeuners ou des dîners privés, mais j’essaie de maintenir ces trois jours afin de me ménager, même si ce n’est pas dans ma nature. C’est aussi pour le bien-être des équipes. Je n’ai jamais eu de problème de recrutement mais si je n’anticipe pas, cela risque d’arriver. Les effets ont été immédiats puisque nous n’avons eu aucun départ aux vacances d’été et de fin d’année. C’est à la fois rassurant et inquiétant. Je ne veux pas avoir autour de moi une bande de « petits vieux ». Les piliers, aux plus de 30 ans de maison, sont quelques-uns, et on en a besoin. Étant entouré majoritairement de jeunes, je considère que je gère mon entreprise comme si j’étais président d’un club de sport.
Vous appréciez en effet les analogies sportives, en grand amateur de rugby que vous êtes. D’ailleurs, vous ne souhaitez pas qu’on vous appelle
« chef »…
Je préfère les termes de « capitaine » ou d’« entraîneur ». Il faut aussi être « entraînant » ! Il s’agit non seulement que le lieu me ressemble, mais que les équipes adhèrent à un discours. Quant à l’exemplarité, ce devrait être la maladie la plus contagieuse dans l’entreprise… Nous avons la chance d’avoir une activité instantanée, concrète. Tout se passe sur le même site : unité de temps, de lieu et d’action, avec des scénarios totalement différents selon les convives.
À la stupeur générale, vous avez perdu en 2023 votre troisième étoile. Comment l’avez-vous vécu ?
C’est un choc pour l’ego, et j’ai l’heur de ne pas en avoir… N’aimant pas l’analyse, je passe vite à autre chose. Je suis un gâté de la vie, en plus ! Qui aurait pu penser que le petit mec de Bourgoin allait animer un lieu pareil ? Même pas moi ! Avec les étoiles, vous prenez une consistance mais vous devenez peut-être bedonnant… Ils ont eu certainement de bonnes raisons, mais je ne veux pas m’arrêter là-dessus. La vie, c’est une construction de tellement d’éléments. J’ai la chance d’avoir un puzzle à 100 000 pièces, et si l’une d’elles se retrouve écornée, je fais avec.
Vous êtes le premier cuisinier à entrer à l’Académie des beaux-arts. Comment cela s’est-il passé ?
Certains académiciens estimaient que la gastronomie devait entrer à l’Institut de France, en tant que beaux-arts. « Il y a des détracteurs, m’ont-ils dit, mais on pense que le seul à pouvoir relever le défi, c’est vous ! » J’avais déjà largement œuvré, avec Jean-Robert Pitte, à l’inscription du « repas gastronomique des Français » à l’Unesco en 2010, alors que très peu y accordaient de l’importance. Je suis donc entré en campagne, car il faut convaincre. C’est vrai que mon attachement à l’art a beaucoup aidé. L’élection est arrivée, et cela a marché.
Qu’avez-vous ressenti cette fois ?
Quand Jean-Michel Wilmotte m’a annoncé, « Guy, tu es élu », j’ai ressenti une douleur dans le dos durant vingt minutes. J’avais dû compresser un ressort qui s’est distendu. Dans les deux semaines suivantes, j’ai revécu des moments de mon adolescence, dont certains complètement enfouis dans ma mémoire. Il y a notamment les profs m’ayant pris pour un abruti quand j’avais confié mon désir d’être cuisinier, ou cette psychologue m’ayant fait manipuler des cubes et ayant décrété que j’étais inapte aux métiers manuels. Puis j’ai imaginé mes arrières-arrières-petits-enfants, dans 200 ans, parler de leur ancêtre académicien. C’est marrant, ce cheminement : avoir fait ressurgir ce passé, pour l’évacuer, puis penser à la postérité à laquelle je n’avais jamais songé… Ce n’est pas la mort qui me fait peur. C’est plutôt perdre la vie… telle que je la vis !