
Le Caffè Florian est fondé en 1720, en pleine splendeur vénitienne, par Floriano Francesconi, un entrepreneur avisé qui ouvre son établissement sous le nom de « Alla Venezia Trionfante » (À la Venise triomphante). Le nom évoque l’arrogance assumée d’une république encore puissante, maîtresse des mers et des élégances. Dès ses débuts, ce café se distingue des autres par son raffinement et sa clientèle choisie.
Contrairement à la plupart des établissements de l’époque, Francesconi autorise la présence des femmes, ce qui attire une clientèle variée : aristocrates, diplomates, artistes, mais aussi courtisanes et jeunes gens fortunés. L’ambiance est aussi vive que mondaine. Rapidement, les habitués cessent de dire qu’ils vont « Alla Venezia Trionfante », et préfèrent simplement dire « andiamo da Florian » (allons chez Florian), du prénom de son fondateur. Le surnom devient le nom officiel du café quelques décennies plus tard.

Entrer au Florian, c’est comme pénétrer dans un décor de théâtre. C’est en 1858 que ses salons intérieurs ont pris l’apparence qu’on leur connaît aujourd’hui, sous la houlette de l’architecte Lodovico Cadorin assisté des artistes Giacomo Casa, Antonio Pascutti, Giulio Carlini, Cesare Rota et Giuseppe Ponga. Le style y est un subtil mélange de baroque tardif et de romantisme décadent, fidèle au goût vénitien pour l’exubérance.
Les salles aux noms évocateurs sont autant de petits mondes à part, décorés de boiseries dorées, de fresques allégoriques, de miroirs piqués et de lustres de Murano. Chacune possède son ambiance propre : la salle du Sénat, ornée d’allégories et de symboles maçonniques, évoque les Lumières ; la salle Chinoise, avec ses figures orientales, reflète la fascination vénitienne pour l’Extrême-Orient ; la salle Orientale s’inspire de l’esthétique ottomane ; la salle des Grands Hommes rend hommage à dix figures illustres de Venise, de Marco Polo à Titien ; et la salle des Saisons mêle fresques, stucs et jeux de miroir dans une atmosphère plus légère. S’ajoute enfin, en 1920, une salle Liberty aux lignes Art nouveau.
Ce mélange d’opulence et de patine confère au Florian une atmosphère unique, comme si les siècles passés y avaient laissé leur parfum. On ne vient pas seulement y boire un café – souvent accompagné d’un orchestre jouant en terrasse – mais pour s’asseoir « dans l’Histoire », entouré de marbre, de velours rouge et d’échos du passé.





Dans ses salons se sont glissés des personnages illustres : Casanova, bien sûr, y donnait rendez-vous à ses conquêtes, profitant du fait que le Florian était l’un des rares cafés de l’époque à accueillir les femmes. Goethe, Byron, Proust, Charles Dickens, et plus tard Andy Warhol, ont tous goûté à l’atmosphère si particulière du lieu.
En 1848, durant les soulèvements contre l’occupation autrichienne, le Florian devient un lieu de rassemblement politique. Les patriotes vénitiens y débattent à voix basse, entre deux tasses de chocolat chaud. La salle du Sénat, notamment, devient un lieu semi-clandestin où l’on rêve d’unité italienne.

Aujourd’hui encore, même si le prix d’un café y fait parfois frémir, le Florian reste un symbole d’art de vivre. Le service en jaquette blanche, l’orchestre en terrasse, la porcelaine délicate… tout participe à l’illusion d’un autre temps. Il incarne à lui seul cette Venise faite de contrastes : brillante et fanée, vivante et figée dans le passé. Un lieu où chaque détail décoratif – des peintures murales aux fauteuils patinés – raconte une histoire, ou plutôt des centaines. Comme le disait Jean Cocteau, un habitué : « Le Florian est un poème en prose servi dans une tasse de porcelaine. »

