Quatre générations que la famille Pic brille dans la restauration, depuis que son arrière-grand-mère a ouvert L’Auberge du Pin du côté de Saint-Péray, en Ardèche. Après plusieurs péripéties (des rêves de stylisme, une école de commerce, des études au Japon...), Anne-Sophie Pic reprend le flambeau au milieu des années 1990. En quelques années, cette quasi-autodidacte retrouve la 3e étoile perdue de son père et s’affirme comme une des jeunes cheffes les plus novatrices de son époque. La Maison Pic de Valence devient l’épicentre d’un groupe qui s’étend aujourd’hui avec succès dans le monde. Il y a une Dame de Pic à Paris, Megève, Londres, Singapour, Dubaï et d’autres adresses encore à Lausanne, Hong Kong et Osaka, 10 au total. « J’ai trouvé un métier qui m’épanouit, j’ai trouvé ma voie », confie-t-elle, à 54 ans, en toute sérénité. Son objectif désormais ? Transmettre « modestement » son savoir et son talent à une nouvelle génération qui l’accompagne en cuisine.
Il y a beaucoup de lyrisme dans votre approche de la cuisine, dans ses détails comme dans son récit. D’où vous vient cette inclination pour la poésie ?
Arthur Rimbaud, peut-être ? « Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées... » J’adore ce poème. J’ai eu la chance d’avoir une éducation très complémentaire, entre un père en cuisine et une mère qui aimait beaucoup lire. Pour autant, je n’ai pas une culture immense. Mais le côté rêveur de la poésie, le fait d’imaginer en lisant, a beaucoup nourri mon imaginaire. Lorsqu’on est cheffe, on a besoin aussi de se mettre en état d’inspiration. Grâce aux ingrédients, mais aussi à tout ce qui nous entoure. Je dis toujours que la cuisine est une forme de concentration ultime. C’est une quête de l’ingrédient, de savoir raconter ce que l’ingrédient nous dit, de l’entremêler à d’autres ingrédients afin de créer une autre histoire. Ce que j’appelle le « chemin du plat ». Donc oui, il y a une forme de poésie qui en découle.
Une de vos grandes réussites reste d’avoir bâti une brillante carrière internationale sans vous détacher de vos racines...
C’est presque une revendication pour moi : aller contre la pensée que la province serait mineure. Je suis issue de la terre en réalité. La famille Pic, pourquoi est-elle passée en cuisine ? Pourquoi a-t-on ouvert des restaurants ? Il y a aussi le protestantisme de mon père, l’esprit du travail qui m’a été transmis par mes ancêtres. Et cette volonté de se dire qu’en province, il existe aussi une culture, une forme d’intuition créative.
Qu’est-ce qui vous plaît à Valence ?
D’être dans la vallée du Rhône, cette aire d’alluvion, ce Rhône qui nous nourrit, qui nous amène une énergie folle. D’avoir cet éveil à la culture que j’ai pu également avoir à Paris. Paris, j’en ai besoin aussi. Mais la terre, elle est là. La proximité à la terre, elle est là. C’est l’Ardèche.
Prenez-vous le temps de vivre ?
C’est un vrai sujet. Je crois que le public ne peut pas se rendre compte à quel point il y a une pression sur les chefs. Et aussi la pression des étoiles qui est une réalité. On l’accepte, on n’a pas à s’en plaindre dans l’absolu. Mais c’est vrai qu’il faut prendre le temps de vivre. Et moi j’ai l’immense chance d’avoir mon mari, qui, en entrant grâce à moi dans ce métier, a été choqué par certaines choses.
Du genre ?
Il m’a dit : « Mais arrête, tu ne vas pas faire comme tous ces chefs. Non, tu vas te calmer, tu vas prendre du recul. » Après, comment faire pour trouver un équilibre ? Il se trouve que mes hobbies tournent autour de la cuisine, ce qui me permet de pouvoir en sortir tout en faisant œuvre utile. Comme aller à une cueillette sauvage.
Même en vacances ?
Quand je pars avec mes amis en vacances, ils sont fous furieux parce que je leur fais faire de la cueillette sauvage. Je vais me promener partout, ils n’en peuvent plus. Je pense que je vais avoir de moins en moins d’amis. (sourire)
Qu’aimeriez-vous transmettre à Nathan, votre fils ?
L’histoire de sa famille. C’est très important pour moi. Je fais beaucoup de recherches à ce sujet. Mon arrière-grand-mère Sophie reste une énigme pour moi. J’ai 100 ans de différence avec elle. Elle s’est mise à cuisiner à 21 ans. Pourquoi ? J’essaie de comprendre. Je voudrais avoir des réponses. Je suis sur la justesse de l’histoire. Mon grand-père était un résistant. Je veux que tout ça soit dit, soit transmis. Dans son exactitude.
Quelle maman êtes-vous avec lui ?
Très bienveillante. Je suis précautionneuse. Je suis très rassurée, aujourd’hui, sur la personne adulte qu’il devient. Je sais qu’il a des vraies valeurs. Je suis une maman qui encourage mais qui sait aussi dire quand ça ne va pas.
Est-ce qu’il y a une pression à être le fils d’Anne-Sophie Pic ?
Forcément. Mais il en rigole. Il a beaucoup d’humour par rapport à ça.
Vous jouez de votre nom avec brio. Est-ce pour cela que vous ne vous appelez pas Madame Sinapian ?
Ça, mon mari me l’a imposé. Ou m’a accordé ce bénéfice, je ne sais pas… « Tu dois garder ton nom de jeune fille ! » Ce nom, c’est à la fois le mien et quelque chose d’extérieur. Une impression un peu bizarre. Je suis la gardienne du temple. C’est par moi que ce nom circule aujourd’hui. Et c’est moi qui le transmettrai aussi. Peut-être à mon fils, s’il continue dans cette profession. Je suis une passeuse. Comme ont pu l’être mon père et mon grand-père. Ce nom, j’en suis fière. Parce que je sais la somme de travail qu’il a représenté. Toutes générations confondues. Je sais cette abnégation. Je le sais de ma propre famille comme de tous les gens qui ont travaillé autour de nous. Il force le respect. Et il ne meurt jamais. Il fait partie de ces maisons qui ont su renaître de leurs cendres.
Si je vous dis vin, que me répondez-vous ?
Christine Vernay, du Domaine Vernay, parce que c’est ma meilleure amie. Elle cisèle ses vins d’une façon incroyable. Le Rhône… mais je peux vous dire aussi Petrus, une de mes premières émotions, parce que mon père goûtait de grands vins. Et parfois, je goûtais avec lui. Mais oui, pour moi, c’est le Rhône. Tous ces vins que mon père adorait : La Clape, les Saint-Joseph, les Hermitage, les Cornas, le Domaine Gonon... Paz me dit que c’est considérable les Gonon, aux États-Unis. Ça se vend une fortune.
Paz Levinson, votre cheffe sommelière ?
C’est vraiment Paz qui m’a mis le pied à l’étrier pour la connaissance du vin. On a beaucoup travaillé ensemble. Elle m’a réellement formée. La sommellerie, ça permet d’aller beaucoup plus loin dans l’expérience gustative. J’avais conscience qu’il y avait un manque de diversité dans les accords des boissons avant son arrivée. À mes yeux, elle est plus qu’une collaboratrice, c’est un vrai coup de foudre professionnel.
Est-ce différent de travailler avec des femmes ?
C’est extrêmement fort, je trouve. Je reviens à Paz, à ce qu’elle a apporté de plus par rapport à tout ça, l’humilité et la modestie. Elle n’a pas la grosse tête. Elle ne juge pas. Mais elle sait exiger. C’est ce que je veux dire par rapport aux hommes. Le fait que nous soyons des femmes, nous ne sommes pas dans le jugement. C’est le chemin du possible. Peut-être est-ce le reproche que je pourrais faire à une profession qui juge si facilement.
Parce que masculine ?
Parce que masculine. Qui a beaucoup jugé. Ou qui a interdit. Ou qui n’a pas permis de... Pourquoi certains, à l’époque du Guide Escoffier, refusaient que les femmes aient accès à la connaissance de la cuisine ? Elles devaient rester domestiques. Moi, ça m’interroge. Bien sûr, il faut recontextualiser. Forcément, l’ouverture d’esprit aujourd’hui est plus grande. Mais à un moment donné, il faut que les choses soient dites. Oui, une femme va peut-être travailler différemment qu’un homme. Mais ce sera une complémentarité. Je me bats pour ça.
Avez-vous déjà vécu des échecs ?
Oui, bien sûr. Ma vie n’a pas été qu’une suite de réussites. C’est de l’échec aussi que nous tirons le meilleur. Je m’en nourris, donc.
Et jamais d’assiettes jetées en cuisine ?
Ah non ! Et si je l’ai fait une ou deux fois dans ma vie, je peux vous dire que j’ai vite arrêté. Tellement, ensuite, j’en étais malade. Faire du mal aux autres et à soi-même, ça n’a jamais fait avancer le chemin de vie.