Ton enfance ?
Je suis né à Paris, dans les bas de Belleville, au 140, rue de Ménilmontant, dans un quartier très populaire avec beaucoup de diversité. J’ai le souvenir d’un mélange d’odeurs, de saveurs et d’acceptation de l’autre.
À la maison, c’est ma grand-mère Françoise qui cuisinait. Elle allait au marché de la rue des Pyrénées une fois par semaine. Le dimanche, ça m’arrivait de l’accompagner. Elle faisait un marché pratico-pratique, c’est-à-dire que le plat qu’elle préparait le lundi devait s’étirer jusqu’au jeudi, c’était extrêmement important de trouver une résonance économique. Le pain dur devenait un gâteau assez incroyable : du pain macéré dans du lait avec des raisins, c’était un très bon pudding qu’on pouvait emporter à l’école comme goûter. Il y avait une intelligence économique dans l’achat alimentaire, mais aussi beaucoup d’amour dans tout cela, c’était du partage. Ma grand-mère a été élevée en milieu rural, donc elle utilisait le faitout, la grosse marmite dans laquelle on faisait tout !
Le plat qui t’a marqué ?
C’est le pot-au-feu… car quand il n’y en a plus, il y en a encore ! Il y avait chez nous une cargaison de légumes : carottes, poireaux, navets, pommes de terre entières, de la viande, de la macreuse, du rond de gîte, des plats de côtes… et aussi un bouillon très large, qui durait une grande partie de la semaine. On pouvait y faire cuire des pâtes, des vermicelles. Ma grand-mère avait cette capacité de transformer ce pot-au-feu et d’en faire à la fin de la semaine autre chose que ce que j’avais vu au départ. Un coup, on faisait regriller une viande. Un coup, on effilochait le plat de côtes ou le rond de gîte mélangé à de la vinaigrette, vin rouge, huile et oignons confits… Une cuisine intelligente, rurale et de satiété.
Je dormais dans un convertible à côté du poêle de l’appartement. Ma grand-mère commençait le pot-au-feu sur le gaz et elle le finissait sur le poêle jusqu’au lendemain matin ; ça diffusait un arôme de poireau-pomme de terre dans toute la maison.
Refais-tu cette recette ?
Oui, je l’ai refaite une fois, mais c’était un pot-au-feu comme je le sentais, avec plus de légumes que de viande. J’ai pensé évidemment à elle… mais je pense à elle très souvent. J’ai d’ailleurs un doute sur le fait qu’elle l’appelait pot-au-feu parce qu’en fait, elle mettait de la viande dans du bouillon, cela lui rappelait son enfance.
As-tu déjà cuisiné pour Françoise ?
Oui, à l’époque, j’étais en apprentissage chez Dalloyau et j’ai cuisiné pour elle une poire Belle-Hélène avec une gousse de vanille, la poire pochée, un sirop et un nappage chocolat, et la glace qui va avec. Elle était ravie, elle avait mis beaucoup d’espoir en moi. Le premier livre qu’elle m’a offert était de Paul Bocuse et elle m’a dit : « J’aimerais bien que tu lui ressembles un peu. » Elle a été le déclic pour que je fasse ce métier.
Si tu avais pu faire goûter un plat à ta grand-mère, qu’est-ce que tu aurais cuisiné ?
Elle était comme moi, un peu bec sucré, je lui aurais donc fait un biscuit roulé, elle aimait beaucoup ça. Elle adorait aussi, à Pâques, les gâteaux en forme de petits moutons en biscuit de Savoie. Mais je ne lui aurais pas fait de menu complet, on n’était pas des gens de menu…
Je me souviens de ma grand-mère et moi, sur un coin de table, avec un bout de pain toasté à la flamme, du beurre et une bonne sardine millésimée. J’avais un vrai attachement pour elle.