Il vient d’ouvrir Onor, premier restaurant où il est pleinement « chez [lui] ». Une étape importante pour ce boulimique de travail, signant la nouvelle carte du TGV Inoui et celle du bar à tapas du Mandarin Oriental, palace où il affiche déjà deux étoiles. À l’initiative des écoles de réinsertion « Cuisine Mode d’Emploi(s)® », président de l’Union des métiers et des industries de l’hôtellerie, Thierry Marx a des journées bien remplies. Une revanche sans amertume ni fanfaronnade pour ce cancre viré à 13 ans du collège de Champigny-sur-Marne, devenu Compagnon du devoir puis « para » et Casque bleu. Entretien avec un (p)artisan du goût à la soixantaine zen, loin des postures et des éléments de langage.
Vous avez été nommé récemment chef du futur restaurant du Grand Palais et du Palais de la découverte. Votre réaction, Thierry Marx ?
C’est toujours intéressant de voir que notre travail est reconnu. Quand je dis « notre travail », c’est la volonté d’avoir, depuis des années, un impact social et environnemental fort. Aujourd’hui, cela paraît être un élément de langage normal. Il y a vingt ans, avec exactement le même, je ne décrochais aucun appel d’offres.
Jeune homme désœuvré, vous auriez pu filer mauvais garçon. Qu’est-ce qui vous a sauvé ?
La rectitude de mes choix. Mais je ne regarde pas dans le rétroviseur. La vie est trop fragile. C’est une ligne droite entre l’ordre et le désordre. Il faut savoir y chercher son épanouissement.
On vous sait pratiquant d’arts martiaux, mais avez-vous un loisir insoupçonné ?
Oui, ma journée commence par du plaisir : aller au sport. Je me lève à 5 h 45, et à 7 heures je suis sur le tatami. Je pratique l’escrime au sabre, le kendo. Je restaure également des objets liés à l’escrime.
Qui forme votre clan ?
Parmi mes bons copains, il y a les chefs Michel Portos et Olivier Roellinger, aujourd’hui commerçant d’épices. Ou encore Enki Bilal, un dessinateur que j’aime beaucoup et que je fréquente depuis de nombreuses années. Cela dit, je reste quelqu’un d’assez solitaire…
S’il fallait vous faire un cadeau, serait-ce une bouteille de saké ?
Je suis buveur de saké, c’est vrai. Et fabricant aussi. Pour me faire plaisir, pourquoi pas ? J’ai découvert le saké, il y a plusieurs années, avec Monsieur Toru Okuda [chef japonais installé à Paris, NDLR]. J’apprécie le saké pour accompagner un bon morceau de poisson. Et si je n’ai pas à prendre la voiture ensuite.
Cuisinez-vous à la maison ?
C’est très rare. Déjà parce que je suis peu chez moi. Quand j’y fais la cuisine, c’est très expéditif.
Vous vivez sur une péniche au cœur de Paris. Quel plaisir cela vous procure-t-il ?
Le plaisir de ne pas posséder grand-chose. Dans un bateau, vous limitez au maximum vos effets personnels. C’est une forme de dépouillement. Et j’aime bien me détacher des objets. Une bannette, deux sacs de voyage et quelques vêtements. Cela me convient bien.
Aucun objet que vous ne quitterez jamais ?
Non. Je suis capable de me défaire de tout. C’est familial. Chez nous, nous ne sommes jamais attachés à quoi que ce soit, si ce n’est à notre force physique et cette capacité à entretenir nos corps et nos esprits. C’est tout. Mais sinon, mon chat et mon chien, je les aime bien… Ça me fait toujours de la peine de les quitter.
Est-ce votre spiritualité qui vous éloigne du matérialisme ?
Bien sûr. C’est ce que dit le bouddhisme shintoïste : « Les objets nous appartiennent et, un jour, nous appartenons aux objets. » Et puis, il y a une spiritualité dans l’assiette, qu’on le veuille ou non. La cuisine, c’est donner envie à des gens en vie. Cela vous impose de vous interroger sur la qualité d’un plat. Ce qu’il y a dans l’assiette mais aussi autour. Dans un temple, un jour, j’ai entendu : « La cuisine, c’est donner de la mémoire à l’éphémère. » En gros, comprendre ce que vous mangez. Savoir manger en conscience. Des choses que vous n’inscrivez pas sur une carte.
Êtes-vous un « dur », Thierry Marx ?
Seulement avec les faits. Pas avec les gens. Vous ne pourrez jamais m’entendre critiquer quelqu’un, un confrère, qui que ce soit. Ce n’est pas un sujet chez moi. J’en ai fait un devoir de vie.
Qu’avez-vous transmis à vos enfants ?
La verticalité. C’est une leçon qui m’a été apportée au fur et à mesure par les gens que j’ai rencontrés dans différentes pratiques. Je trouve que, trop souvent, nous, Occidentaux, nous nous couchons pour rien. Par paresse, par abnégation, par refus de se battre… J’adore cette phrase de Bertolt Brecht : « Celui qui ne combat pas a déjà perdu. »
Vous vivez avec une artiste, Mathilde de l’Ecotais. Que vous apporte cette relation ?
De la légèreté. Vivre avec quelqu’un qui pense en dehors des codes, qui dérange les cercles, c’est très intéressant…
Dans votre jeunesse, vous avez combattu au Liban à un moment où le pays vivait une guerre fratricide. Vous restez peu disert sur le sujet. Est-ce par traumatisme, oubli ou respect ?
C’est vraiment du passé. Et puis, il n’y a rien à raconter. Il y a des gens qui ont fait tellement mieux que moi. Il faut beaucoup d’humilité face à l’Histoire. Ce que je garde surtout en mémoire, c’est la camaraderie. Quelque chose de vraiment très fort. On peut s’appeler avec des copains connus là-bas, s’envoyer un message, même sans s’être vus depuis dix ans. N’empêche que s’il y en a un qui est seul le soir de Noël, il pourra venir à la maison.
Vous êtes très concerné par les questions environnementales. Avez-vous de ce fait ralenti vos déplacements en avion ?
Mon intérêt pour l’agriculture, les sols, le bien-être animal, cela fait déjà deux décennies que j’en parle. Maintenant, réduire les voyages est un marqueur fort. Quand je pars à l’étranger, je prends des lignes commerciales. J’ai surtout besoin de me déplacer pour mon métier. Il n’y a pas que les loisirs. J’ai une activité en Asie. J’y fais des allers-retours tout de même moins fréquents qu’à une époque. Alors, oui, je suis parvenu à diminuer l’impact carbone de mes assiettes, mais mon impact carbone global reste encore un peu élevé.