Winston Churchill, Brigitte Bardot, Jacques Chirac, Gérard Depardieu ou encore le pape Jean-Paul II : stars comme grands de ce monde se sont un jour attablés à la Maison Kammerzell. Du livre d’or aux portraits qui s’étagent sur les murs, les compliments se répètent et ne se ressemblent pas. En 2004, Jacques Higelin poétise : « Salut en sol ailé à votre bon et beau savoir à vivre, nourrir et recevoir. » Cette même année, Albert de Monaco vient à Strasbourg pour l’admission de la délégation monégasque au Conseil de l’Europe ; fêtant l’événement dans la mythique brasserie, il la célèbre en inventant un dicton : « Lorsque la gastronomie appelle, il n’y a qu’une adresse, Kammerzell. » Michel Platini, lui, va droit au but en 2019 : « Pour un super moment ! Merci. » Qu’en a dit la femme du président ukrainien, Olena Zelenska, reçue ici récemment par la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen ? Secret-défense. Quoi qu’il en soit, ce patrimoine historique autant que gastronomique fait tourner les têtes.
Dès sa façade en bois sculpté, une ribambelle de personnages s’invitent dans le décor. Bienvenue dans la doyenne des bâtisses strasbourgeoises, la plus belle maison de la capitale alsacienne depuis des siècles. Sa construction remonterait à 1427, même si un linteau en grès au rez-de-chaussée mentionne la date de 1467. D’un marchand à l’autre, un riche négociant de fromages, Martin Braun, l’acquiert un siècle plus tard. Pour faire étalage de sa prospérité, il édifie trois étages remarquables, dont les pans et les trumeaux témoignent de la Renaissance rhénane. Nous sommes en 1589 et la maison se distingue déjà. Alors que la mode est à la sobriété sur les façades bourgeoises, la richesse décorative est de mise. Les scènes figuratives – guère prisées par la Réforme – se multiplient : déclinaisons de la Bible, de l’Antiquité gréco-romaine ou encore du Moyen Âge, tels les cinq sens, les vertus théologales, les signes du zodiaque… Autre originalité : une triple galerie ajourée de 75 fenêtres qui démultiplient d’opulents vitraux faisant miroiter, à la louche, près de 30 000 culs de bouteilles ! À l’intérieur, une ornementation inégalée est également au menu.
Vers 1905, Léo Schnug anime les lieux avec de magnifiques fresques murales, déployant des allégories mythologiques jusque dans le caveau voûté ou dans le salon-cathédrale ; si cet artiste génial est méconnu, son univers fantasmagorique donne pourtant ses lettres de noblesse au château du Haut-Koenigsbourg.
Au xixe siècle, un épicier, Philippe-François Kammerzell, acquiert la bâtisse. Dernier propriétaire privé, se doutait-il que son nom allait passer à la postérité ? Depuis 1879, c’est la Fondation de l’Œuvre Notre-Dame qui en détient les clés. Après l’avoir achetée lors d’une vente aux enchères publiques, elle la loue à des commerçants et artisans, puis à une association de vignerons. C’est dans les années 1930, suite à d’importants travaux, que les lieux se transforment en restaurant. Arrive l’après-guerre et un professionnel, pas des moindres, reprend les fourneaux en 1947 : Bernard Hollinger. Trois ans plus tard, il obtient une étoile au Michelin, auréolée de trois couverts pour saluer le décor. Son maître d’hôtel, Paul Scholesser, prend le relais à partir de 1970 et perpétue cette excellence jusqu’en 1987.
Avec le chef Guy-Pierre Baumann (décédé l’an dernier), une nouvelle ère commence. Inventée en 1970, sa choucroute aux 3 poissons régale dans ses brasseries parisiennes : l’ancien maire de Strasbourg, Pierre Pflimlin, et l’artiste Germain Muller parient sur sa recette et viennent le déloger de la capitale. Dans un premier temps, leur proposition le fait s’esclaffer : « Racheter la Maison Kammerzell ? Et pourquoi pas la cathédrale ! » Puis le cuisinier et restaurateur cède volontiers à ce défi alléchant. Au fonds de commerce historique, il adjoint la maison voisine du xvie, casse les murs entre les deux bâtiments, fait cohabiter espaces intimistes et salles de banquet, relocalise des cuisines au deuxième étage… La renommée de la « Kamm’ » s’étend hors de France. Pourtant, populariser son plat signature a été une gageure. Avant d’être conquis par l’hérétique, les locaux promettaient de le brûler en place Kléber, parmi d’autres menaces de mort… Peine perdue !
Aujourd’hui dans le giron de Jean-Noël Dron sous la bannière Les Grandes Brasseries de l’Est, l’institution s’est imposée comme une pierre angulaire du patrimoine strasbourgeois et mondial. À côté du sandre en matelote ou du foie gras, ses choucroutes légères séduisent habitués comme convives de passage. D’un escalier à vis à l’autre, les serveurs gardent la cadence, pendant que les nouvelles recrues s’égarent entre les dix salons. C’est le charme d’une « maison qui se vit », se régale son directeur, Luc Zingle. Et un labyrinthe idéal quand la confidentialité est requise : « La maison est grande », élude-t-il alors, sourire en coin. En effet, en comptant sa récente extension, 450 personnes peuvent s’attabler dans l’établissement. Et que dire de la terrasse, dont les 250 places renouvellent la perspective sur la cathédrale d’avril à octobre ? « La plus belle du monde, c’est ici », selon l’auteur-compositeur et pianiste André Manoukian, sur la note « choucroute for ever » !