Fin 2014 et après 50 années derrière le piano, Jean-André Charial, petit-fils de Raymond Thuilier, créateur de L’Oustau de Baumanière, avait à cœur de regagner les trois étoiles de cet établissement Relais & Châteaux décrochées par son grand-père en 1954. Il propose alors le poste de chef à Glenn Viel, 35 ans, qui ne s’était pas encore « trouvé » mais nourrissait de belles ambitions et croyait en la maison. Sept ans plus tard, son ascension a fait de lui le plus jeune « trois étoiles » de France. Et sa personnalité comme son sens du storytelling à table font salle comble. Déterminé à ne rien s’interdire, assumant ses accents régressifs, celui qui se défend d’être un chef « technique » est pour le moins perfectionniste, ultra-créatif, à l’écoute – de ses clients, de ses équipes, de l’air du temps –, et un conteur hors pair dans l’assiette, largement convaincu qu’un restaurant trois étoiles a le devoir de divertir. Et si ça tenait à cela, l’avenir de la (haute) gastronomie ?
Comment s’inscrit-on dans la légende d’un lieu comme L’Oustau de Baumanière, a fortiori après un chef emblématique tel que Jean-André Charial ?
Au début, je ne voulais pas y aller, je ne voulais pas être la « marionnette » de quelqu’un. Puis, en découvrant les lieux, j’ai ressenti des frissons, j’ai dit à Lowell Mesnier, mon chef :
« Ce sera ici. » Ensuite, monsieur Charial m’a fait confiance. Et cela s’est fait progressivement… Ce sont la patience, les valeurs communes et le dialogue constant qui ont œuvré, je pense. Je crois aussi que l’on s’est bien trouvés : plutôt que de rouler dans une voiture hors de prix, il préfère mettre les moyens pour embellir son domaine. En cela, j’ai beaucoup de chance. Et comme j’aime L’Oustau à peu près autant que lui, depuis 2015, on n’a de cesse de se poser des questions, mille questions. De travailler, de vouloir progresser, de créer ensemble aussi : le potager, la Place des Artisans…
Qu’est-ce qui singularise votre cuisine aujourd’hui ?
La psychologie. Dans un repas, il y a 60 % de goût, 30 % de psychologie et 10 % de hasard. Sur ce dernier je ne peux rien faire – les bouchons pour venir, une mauvaise nouvelle la veille… – encore que je travaille à le compenser avec des amuse-bouches toujours empreints d’humour. C’est un fil conducteur ici, provoquer le sourire dès le début du repas avec notamment des intitulés travaillés :
« La pêche à pied, les pieds sous la table », « Trois petits cochons », « Un Parisien en pleine forêt », « Dans la tête d’un chef »… Je n’exclus pas, un jour, de pousser plus loin l’expérience du client dès sa descente de voiture. Ensuite, travailler la « psychologie » du repas revient pour moi à réduire au maximum les signaux qui pourraient biaiser la perception du goût : la température d’une assiette (trop) chaude, l’esthétique d’une assiette trop visuelle (qui risque de provoquer la déception)…
Je me méfie des excès de style qui masquent bien souvent un manque d’interprétation derrière. La cuisine n’est pas une démonstration, c’est un ressenti. Tout ce qui est « joli » doit servir le goût, sinon c’est inutile.
OK, pas de superflu, mais le sens du storytelling, on dirait…
Oui, car les mots ont leur importance dans cette approche psychologique de la cuisine. Je ne vois plus beaucoup les adultes heureux ces derniers temps, alors outre les intitulés qui interpellent, les petits scénarios qui racontent quelque chose d’un plat – le flux migratoire des anguilles, un jeu et une petite carte au trésor pour contextualiser notre dessert à la vanille –, c’est le service en salle qui prend toute sa dimension. Je suis favorable à ce que l’on crée du lien avec le client, à ce que les serveurs blaguent gentiment pour créer des petites récréations sur des menus en 10 séquences. Quant à la cuisine, elle convoque la réflexion. La mienne et celle de celui qui la reçoit. Je n’aime pas mâcher le travail, et c’est pour cela qu’elle n’est jamais linéaire. Elle est tour à tour poétique, clivante, réconfortante… C’est bien de vouloir sortir le client de sa zone de confort, mais c’est important aussi de le rassurer. Le seul effet de surprise qui vaille, c’est qu’il se régale.
Vous avez décroché une étoile verte : qu’est-ce qu’une cuisine engagée en 2022 ?
C’est celle que l’on fait sans tricher, déjà. Ni sur la carte que l’on signe, ni sur la qualité des produits. Le locavorisme est pour moi un parti pris, rien de plus. Sourcer au plus près, à qualité égale, tombe sous le sens. Mais travailler une carte « locale » n’a rien d’obligatoire pour se prévaloir d’une cuisine vertueuse. Et si une grande brigade consomme toujours plus qu’un petit bistrot, on ne gaspille rien ici. En travaillant absolument tout des bêtes et des poissons – je n’ai même pas assez d’arêtes pour cuisiner mes jus ! –, en agrandissant notre potager, avec nos ruches, avec des cochons qui récupèrent les épluchures et le pain qui n’est pas mangé, etc. Demain matin, j’accueille 230 personnes pour aller ramasser des déchets dans la nature. Les façons d’agir sont multiples, l’engagement ne se réduit pas qu’à la cuisine.
Que viennent récompenser trois étoiles ?
Le renouvellement, la remise en question permanente qui aboutit à un style bien personnel. C’est cela que l’on attend d’une table trois étoiles. Et je ne me force à rien, je ne suis que mon ressenti. Je peux mettre six mois pour créer une recette. Si j’en sors une dizaine par an, c’est le maximum.