Avouons-le, c’est presque blasé que l’on s’apprête à redécouvrir cet « angle » emblématique du quartier de l’Opéra devenu, depuis sa création en 1862, un point de repère plus qu’une vraie destination. Et pourtant…
Une fois la porte refermée, effaçant la frénésie de la ville dans un élan feutré, tenant à bonne distance sa terrasse immuable (et ses fameuses chaises Gatti), éternelle contemplative, le décor subjugue d’emblée, comme une première fois. Dans la salle classée à l’inventaire des Monuments historiques en 1975, sous les plafonds peints et au pied des colonnes d’or, c’est la vision des fantômes de belles mondaines, de jeunes ambitieux, de vieux aristocrates et d’un Tout-Paris littéraire qui s’invite. C’est une scène de La Vie parisienne, l’opéra-bouffe d’Offenbach, qui se rejoue à l’esprit, effaçant presque, ce matin-là, le ballet feutré de touristes, les retrouvailles polies et les quelques solitudes alanguies… Car, indissociable de la construction du Grand Hôtel qui l’abrite, le Café de la Paix illustre, peut-être davantage encore que les 455 chambres au-dessus, le faste du Second Empire, et la transformation de Paris lancée par Napoléon III et menée tambour battant par le baron Haussmann pour « aérer, unifier, embellir ».
Entre 1852 et 1870, la capitale n’est qu’un vaste chantier. Et si les frères Pereire – à qui l’on doit le quartier de la Plaine-Monceau et la ville d’hiver d’Arcachon – ont ordonnancé une bonne partie de ce périmètre, c’est à l’architecte Alfred Armand qu’ils confient le soin d’imaginer un écrin témoignant de l’art de vivre à la française, un lieu où souper, pensé pour les élégantes, les intellectuels – Guy de Maupassant, Victor Hugo, Émile Zola, Oscar Wilde… Le Café de la Paix, inauguré par l’impératrice Eugénie en personne, devient pour longtemps une vitrine de la Ville Lumière. C’est cet héritage précieux, affranchi de ses lourdeurs, que l’architecte d’intérieur Pierre-Yves Rochon a voulu valoriser dans cette dernière rénovation incluant l’hôtel et la Café de la Paix. Oubliés le rouge et le bleu impérial, place au chic lumineux.
Première initiative de la maison, permettre aux Parisiens de se réapproprier leur carte postale ; autrement dit, « ouvrir » sur la rue une partie de la salle, afin d’y entrer sans se sentir intimidé, pour un café ou pour déjeuner sur le pouce, en continu. Seconde décision, afficher un restaurant plus cossu, fonctionnant au rythme de vrais « services », venant s’inscrire dans la grande tradition des brasseries parisiennes.
Face à l’opéra Garnier, c’est donc la lumière naturelle qui inonde désormais cet établissement aux allures de jardin d’hiver. Mobilier en chêne clair cérusé, chaises médaillons en cannage et banquettes en velours crème viennent « tempérer » les moulures, ciels et lambris qui ont retrouvé le faste d’un salon aristocratique exceptionnel. En écho à tous les détails de ce paysage presque bucolique se déploie une moquette au feuillage inspiré d’un dessin de l’antiquaire germanopratine Madeleine Castaing.
Sur le boulevard des Capucines, derrière le banc d’écailler et la verrière, la brasserie affiche une atmosphère plus feutrée. Un cadre propice aux réveils douillets et pantagruéliques pour les résidents de l’hôtel, une atmosphère enveloppante pour dîner en toute intimité. Banquettes arrondies tapissées de velours vert forêt et luminaires façon bougeoirs XXL contrastent avec la radicalité des chaises Directoire. Les dessertes en acajou ont l’allure de pianos droits, et c’est autour d’une grande table d’hôtes que s’articulent la nouvelle cuisine ouverte sur la salle et les buffets du brunch, véritable corne d’abondance qui attire les gourmets chaque week-end.
Car si une halte au Café de la Paix fait partie des souvenirs à rapporter de Paris pour n’importe quel Américain – le magazine Life l’immortalisait dans ses pages en 1928, Yves Montand, Maurice Chevalier et d’autres y enregistraient en 1940 la première émission radio, « This is Paris », à l’attention des auditeurs outre-Atlantique –,
il a toujours attiré de nombreux artistes de la capitale. Tout premier lieu où fut décerné le Goncourt, en 1903, situé au carrefour des théâtres (il accueille d’ailleurs le dîner des lauréats des Molières), à côté de l’Opéra, il demeure aujourd’hui le QG de nombreux comédiens, danseurs du palais Garnier et personnalités de la haute couture. Reste à convaincre tous les Parisiens que malgré la concurrence féroce en matière de cadres spectaculaires, celui-ci possède un petit supplément d’âme historique et ce je-ne-sais-quoi de parfaitement fidèle à l’air du temps.
Après plusieurs années au Royal Monceau Raffles Paris, le chef Laurent André a saisi l’opportunité de réveiller cette belle adresse assoupie : « Pas de rupture en perspective, mais l’envie de redonner le goût de certains plats emblématiques du répertoire français traditionnel, et de remettre quelques valeurs au cœur de notre savoir-faire, à commencer par la saisonnalité. »
Résultat, la soupe gratinée à l’oignon a retrouvé sa puissance, avec un bouillon concentré, travaillé comme celui d’un pot-au-feu avec jarret, os à moelle et paleron, puis des oignons des Cévennes, plus doux et légèrement sucrés. Un best-seller servi en moyenne 2 500 fois au plus fort de l’été.